NÈGRE
Le mot nègre a donc disparu du titre et du texte du roman d’Agatha Christie Les Dix petits nègres dans sa version française ; l’éditeur a ainsi satisfait à la demande de l’arrière petit-fils de l’auteur « Nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser ». En 2017, le ministère de la Culture déjà avait prohibé le terme « nègre littéraire ». Et dans l’alimentation, en 1967, disparaissait des boîtes de chocolat Banania l’image d’un tirailleur sénégalais hilare, le slogan l’accompagnant « Y’a bon » étant abandonné dix ans plus tard ; quant à la pâtisserie « Tête de nègre », elle est commercialisée aujourd’hui le plus souvent sous le nom de tête au « Tête au choco » ou « Meringue au chocolat ». Le genre musical négro spiritual, lui, fait exception (encore ?) à cette grande lessive lexicologique.
Les éditeurs, américain (en 1940), et anglais (en 1985) du roman d’Agatha Christie Les Dix petits nègres avaient depuis longtemps banni du titre de ce roman le mot nègre ; la Librairie des Champs-Élysées vient de leur emboîter le pas : l’éditeur français de ce record de vente de l’édition publié dans la collection… ‘’Le Masque’’ a-t-il attendu la crise sanitaire de la Covid-19 pour à son tour revisiter l’œuvre ainsi que l’avait demandé l’arrière petit-fils de l’auteur, James Prichard : « Agatha Christie était avant tout là pour divertir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tournures de phrase… ne plus utiliser des termes qui risquent de blesser, voilà le comportement à adopter en 2020 ». Ainsi donc, exit le mot nègre dans le titre (devenu Ils étaient dix) et dans le texte, l’île portant ce nom étant rebaptisée île du Soldat. Qu’en pensent les amateurs de polars antimilitaristes ?
Déjà en 2017 le ministère de la Culture (qui avait à sa tête une éditrice, Françoise Nyssen) avait suivi le Conseil représentatif des associations noires de France dans sa condamnation du terme « nègre littéraire » et le délégué à la langue française et aux langues de France, Loïc Dépêcher avait préconisé l’utilisation du mot « prête-plume ». L’occasion de se souvenir que l’un de ces « prête-plumes » les plus célèbres, Auguste Maquet, collabora avec Alexandre Dumas dont la grand-mère maternelle était une esclave noire de Saint-Domingue ce qui en faisait un ‘’quarteron’’ : Dumas fils précisait à ce sujet « mon père est un mulâtre qui a des nègres »… Agatha Christie n’utilisait pas que l’on sache les services de ‘’nègres’’, pardon de ‘’prête-plumes’’, en dépit du nombre impressionnant de romans et de nouvelles qu’elle a publiés, en revanche son œuvre fourmille de notations xénophobes voire plus, par exemple : « Ils ont tous les deux travaillés comme des nègres, encore que l’expression soit malvenue ici parce que les noirs ne me paraissent pas se tuer à la tâche »… Faut-il y voir une influence de son milieu culturel et le reflet de son époque ?
De l’île du Soldat à la guerre, il n’y a qu’un pas, celle de 1914-1918 par exemple, qui a vu apparaître « L’ami Y’a bon » sur les boîtes d’une boisson chocolatée, Banania : son créateur, afin d’associer cette boisson à l’effort de guerre, envoie au front à destination des poilus de pleins wagons chargés de cette poudre chocolatée. Et la réclame de la marque représente un tirailleur sénégalais au sourire éclatant vantant l’excellence avec le slogan « Y’a bon ». L’image du tirailleur disparaîtra en 1967, jugée comme caricaturale et raciste par des personnes africaines noires. Le slogan « Y’a bon » est supprimé en 1977 ; mais le tirailleur ressurgit en 2003 et sous la pression du Collectif des antillais, guyanais et réunionnais, il ne figure plus sur les boîtes à partir de 2011… exactement un siècle après qu’au Maroc ait été utilisé pour la première fois le slogan « Y’a bon » dans le cadre d’une campagne de propagande de l’armée française. Les idées ont la vie dure…
Chocolat encore, très présent en pâtisserie, avec un gâteau longtemps connu sous le nom de « Tête de nègre », apparu en France en 1829. Depuis quelques années, on utilise plutôt les mots « Tête au choco », « Meringue au chocolat , l’expression initiale faisant polémique. Même attitude dans d’autres pays : les danois ont renoncés au « Petit pain nègre », les allemands au « Baiser du nègre », les suisses romands à la « Tête de nègre », les flamands aux « Seins de négresse »…
En revanche, le genre musical intimement lié à l’esclavage, le negro spiritual, conserve son nom. Faut-il y voir un clin d’œil à Cyrano de Bergerac de la pièce éponyme d’Édmond Rostand évoquant dans la Tirade du nez « Une de ces folles plaisanteries » comprenez des jugements que l’on porte à son propos, pour mettre les choses au point « Je me les sers moi-même, avec assez de verve / Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve ».