HANDICAP
C’était quinze ans après la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». La semaine dernière donc, la cinquième conférence nationale du handicap a offert l’occasion au président de la République d’expliquer qu’il œuvrait pour que les personnes handicapées deviennent « des citoyens à part entière » et qu’ils puissent avoir « une vie comme les autres et au milieu des autres ». Il faut aller selon lui vers une société « où l’on ne considère plus les personnes en situation de handicap comme des figures d’altérité… mais comme des citoyens qui ont droit à une vie de dignité, une vie de liberté ». Et il y a soixante ans, c’était comment ?
On est à la charnière des années 1950-1960, dans un petit village du Beaujolais (trois cent cinquante habitants environ). Là où des mères de familles de la région lyonnaise viennent passer avec leurs enfants une grande partie de l’été, quand les maris travaillent, jusqu’au 30 septembre. André Boulloche, ministre de l’Éducation nationale n’a pas encore réduit la durée des ‘’grandes vacances’’ pour les faire s’interrompre le 15 septembre au lieu du 1er octobre, une mesure qui provoquera l’émoi, privant de la main d’œuvre d’enfants pour les vendanges, qui à l’époque étaient beaucoup plus tardives qu’aujourd’hui.
Le petit garçon d’une dizaine d’années, dont la famille héberge le grand-père sourd, s’épanouit dans la communauté villageoise, fait des rencontres quotidiennes, de proximité comme on dit aujourd’hui : avec par exemple la voisine de la petite maison familiale et sa fille, qu’elle a surnommé ‘’Lili’’, clouée au lit au premier étage victime d’une maladie invalidante.
Il y aussi, dans un angle de la place du village, le bureau de poste : le fils du facteur est souvent installé sur une couverture, au soleil, déployant des jambes spaghettis car il a chopé la poliomyélite. Il est loin d’être le seul à l’époque, et le petit garçon en séjour en Bretagne a côtoyé sur les plages glaciales des Côtes-du-Nord, devenue Armor, le fils d’un hôtelier, privé de l’usage de ses jambes mais au torse surpuissant qui se traîne sur la plage pour rejoindre la mer.
Toujours dans ce village du Beaujolais, une autre famille lyonnaise, avec plusieurs enfants, loue l’ancienne cure pour la saison estivale, bâtiment un peu retiré, avec un grand jardin, où il est possible de promener à l’abri des regards, dans une poussette, un enfant prénommé Gilbert et dont le nom de famille commence aussi par la lettre G. Un enfant avec une tête énorme atteint de trisomie 21 qui s’exprime par des borborygmes et des cris aussi. Un ‘’gégé’’ comme on dit dans le village.
Et puis le dimanche après-midi, c’est au jeu de boules que tout se passe. Sous les marronniers, avec le cafetier Dumas, qui apporte dans son porte-bouteilles moitié de pots de beaujolais, moitié de bouteilles d’eau minérale Couzan Brault, parce qu’il faut couper la boisson même au risque de rendre le breuvage violet. Avec ses boules en bois cloutés, et ses mains qui tremblent, maladie de Parkinson oblige, le père V… n’en arrive pas moins à tutoyer le cochonnet et à relever sa casquette pour signifier son contentement, renforcé par des commentaires admiratifs.
Le terme personnes handicapées n’avait pas cours à l’époque dans les campagnes.
C’était hier.
Denis Tardy