POISONS
Dans un monde où tout évolue à grande vitesse, les comportements sociaux peinant à suivre les mutations technologiques, peu de fondamentaux survivent au gigantesque balayage des habitudes anciennes. Mais comme dans l’univers d’Astérix, demeurent des abcès de fixation de coutumes et pratiques ancestrales. L’empoisonnement en fait partie, comme l’actualité vient de le souligner avec Alexeï Navalny, un opposant russe au régime de Vladimir Poutine.
Emprisonné pour 30 jours, l’opposant Alexeï Navalny aurait d’après les autorités russes été atteint d’une réaction allergique, mais l’intéressé s’interroge sur la possibilité qu’il ait été empoisonné. Pourquoi pas après tout ? Il y a un peu plus d’un an, Sergueï Skripal et sa fille Ioulia avaient été empoisonnés à Salisbury en Angleterre par un agent neurotoxique, le novitchok. Et l’on n’a pas oublié la méthode du ‘’parapluie bulgare’’, initiée par les services secrets soviétiques, pour se débarrasser d’adversaires par empoisonnement.
Étonnant tout de même, dans ce monde où tout change tout le temps, que l’empoisonnement demeure une… valeur sûre depuis non pas des siècles, mais des millénaires. L’empoisonnement volontaire, pas celui par ingestion inapproprié d’amanite phalloïde, on le retrouve dans l’Antiquité, chez les grecs (Socrate, Démosthène), chez les romains (Britannicus, l’empereur Claude peut-être), à la Renaissance en Italie (les Borgia s’en étant fait une spécialité), en France avec la retentissante Affaire des poisons qui entre 1679 et 1682 ébranla le pouvoir ‘’louisquatorzien’’ et éclaboussa la Cour, obligeant à la création d’une juridiction d’exception la Chambre ardente. Ni plus ni moins l’Union soviétique puis la Russie ont repris au XX° siècle une ‘’tradition’’ immémoriale, alors même que dans le même temps, l’empoisonnement changeait d’échelle d’une part et d’autre part ouvrait la voie à de formidables progrès sanitaires.
Le changement d’échelle, ce fut ce qu’on peut qualifier d’empoisonnement de masse, lié à l’introduction dans la panoplie guerrière, durant le premier conflit mondial, des gaz dits de combat, à partir du 22 avril 1915 près d’Ypres. Ni le protocole de Genève de 1925, ni la Convention sur l’interdiction des armes chimiques de 1993 (entrée en vigueur en 1997) n’ont mis un terme à ce fléau ainsi qu’en témoignent les attaques menées durant la guerre civile syrienne par le régime de Bachar el-Assad.
La formidable avancée sanitaire, c’est à la fin du XIX° siècle qu’elle s’amorce. Fut-elle inspirée par Mithridate (132-63 avant J.-C.) qui pour s’immuniser contre d’éventuels tentatives d’empoisonnement, absorbait préventivement à toute petite dose et régulièrement du poison ? Certes, on n’est pas tout à fait dans la logique de la vaccination (qui vise à favoriser le développement d’anticorps par l’organisme), mais on en est dans l’esprit. Est-il utile de souligner combien la vaccination s’est avéré un formidable outil de santé publique ? Et puis l’on mettra en évidence que le principe de mithridatisation connait une application médicale actuelle, la désensibilisation aux allergènes.
Les poisons, leur utilisation, n’échappent pas à l’ambivalence qui caractérise tout progrès des connaissances avec le pire et le meilleur qui s’offrent à l’homme.
Denis Tardy