Chronique du jeudi 22 novembre 2018

 

COULEURS ANTI-FISCALES

 

C’est amusant que le monde ait autant changé depuis le XVIIIe siècle et que les réflexes anti fiscaux demeurent les mêmes. Nous racontons dans l’Agenda/éphéméride Nord-Isère/Isère rhodanienne, que LivresEMCC vient de publier, un épisode qui se passe au fin fond du Nord-Isére, le 10 septembre 1784, des femmes qui, armées (non de gilets jaunes) mais de pierres, gourdins et fourches chassent des huissiers venus percevoir des impôts impayés… les huissiers fuyant à toutes jambes ! Pour la petite histoire, la commune où se déroula ce haut fait, Saint-Agnin-de-Bion, décida, on ne sait pas bien pourquoi de s’appeler ‘’Coupe-Jarret’’ durant la période révolutionnaire. Entre temps, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 tentait, avec ses articles 13 et 14, de régler le problème fiscal : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés… Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-même ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». Un texte gravé dans le marbre (il fait partie du corpus constitutionnel) demeuré… lettre morte… Depuis plus de 200 ans, c’est long !

On n’a pas bien compris pourquoi les manifestants ‘’anti fiscalité exagérée’’ ont opté comme symbole pour le gilet jaune plutôt que pour la version gilet orange : avec un gilet orange, la symbolique eut été plus forte si l’on s’en réfère aux feux de signalisation : vert, on passe, orange c’est le dernier avertissement avant le feu rouge ; autrement dit, un mouvement de gilet orange serait apparu comme l’ultime avertissement avant le rouge de l’explosion finale… En tout cas, revoilà Karl Lagerfeld relancé, lui qui dès juin 2008 promouvait (pour la Sécurité routière) cette tunique « jaune, moche, n’allant avec rien, mais pouvant sauver des vies » ; a-t-il songé à demander quelques royalties, compte tenu du mouvement actuel, sur les ventes de ces gilets qu’il a tant contribué à développer ?

En tout cas plus que jamais, c’est l’habit qui fait le moine et la tenue qui incarne les révoltes fiscales. Les manifestants du petit peuple de 1789 révolté entre autre contre les excès d’impôts furent baptisés les ‘’sans-culottes’’ (par opposition aux culottes de soie des aristocrates) ; ils arboraient aussi le bonnet phrygien rouge, dans lequel on pourrait percevoir une réminiscence du bonnet rouge, non pas celui des bagnards, mais ceux adoptés, sous le règne de Louis XIV lors de la révolte anti fiscale dite ‘’du papier timbré’’, en 1675 en Bretagne. Pour la petite histoire, outre le papier timbré, ce fut alors aussi le tabac qui fut l’objet de la création d’une taxe. La répression fut féroce… et la leçon retenue : en octobre 2013, c’est ce même bonnet rouge qu’arboraient les révoltés bretons contre l’écotaxe. Ils apparurent, ces bonnets rouges, le 28 octobre 2013, lors de la manifestation où l’un des participants eu la main arrachée par une grenade.

Mais avant le bonnet rouge ‘’nouvelle mouture’’, il y avait eu les ‘’chemises vertes’’, celles des comité de défense paysanne crées par Henri Dorgères (1897-1985) fondées en 1927. À l’époque, la mode était moins aux chemises Lacoste (le modèle L 12 12 fut commercialisé en 1933) qu’aux sinistres chemises brunes allemandes et noires italiennes, et l’on était loin de préoccupations écologistes. C’est encore en Bretagne, précisément en Île-et-Vilaine, que le mouvement des chemises vertes, devenu par la suite fascisant prit souche, dans les milieux agricoles, qui luttaient contre la marginalisation des campagnes et voulaient faire prendre conscience de l’importance d’un équilibre ville-campagne. Une fois encore l’actualité est un long passé.

Dans la situation d’aujourd’hui où notre président de la République peine, sur ce sujet des impôts, à nous faire rire comme Louis de Funès avec La Folie des Grandeurs (1971), on ne saurait oublier que l’exposition Delacroix au Louvre (mars-juillet 2018) a remporté un très grand succès. Et a donné une nouvelle fois l’occasion de mettre en évidence la célèbre fresque La Liberté guidant le Peuple : elle y figure avec son bonnet phrygien mais aussi seins nus, la Liberté… tout comme les ‘’femens’’ qui se sont exhibées le 10 novembre dernier sous l’Arc-de-Triomphe pour dénoncer le présence de chefs d’états qui selon elles « faisaient honte à la paix ».

On ne résiste pas, une fois encore, à renvoyer au passé, et sur le sujet de l’habillement dans les révoltes anti fiscales et autres, à remémorer le Chant des canuts lyonnais révoltés : « Pour chanter Veni creator / Il faut avoir chasuble d’or / Nous en tissons / Pour vous grands de l’Église / Et nous, pauvres canuts / N’avons pas de chemise / C’est nous les canuts / Nous allons tous nus ».

Tous nus, sans même un gilet jaune.

 

Pour Jacqueline…

 

Denis Tardy

 

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